Legault et les prières de rue, recycler une idée de Le Pen

Collage avec François Legault, Marine Le Pen, Notre Dame de Paris en feu, saucisson, vin rouge, musulmans en train de prier dans une rue de Paris

Initialement publié sur BlueSky: https://bsky.app/profile/benselme.bsky.social/post/3ldeweotdbk2c

La mobilisation du thème des prières de rue par Legault, ça vient d’où? Comme souvent c’est du côté de la France qu’il faut se tourner pour comprendre l’irruption de cette lubie au Québec. 🧵 sur ces paniques identitaires déclenchées par l’extrême droite française depuis 15 ans environ

Un article de Fatima Khemilat décrit très bien le processus par lequel ce thème s’est imposé là-bas, partant de milieux néo-nazis, relayés par les médias, puis l’extrême droite de Le Pen et enfin pris en charge par la droite mainstream et l’État:

https://shs.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2018-3-page-81

Tout commence en mai 2010. À Paris, le quartier de la Goutte d’Or est célèbre pour être un des plus multi-ethniques de la capitale. J. Chirac s’y réfère lors de sa sortie sur « le bruit et l’odeur » en 1991, étape mémorable de la lepénisation du futur président

En 2010 donc, une certaine Sylvie François habitant le quartier «depuis plusieurs générations» lance un groupe Facebook pour organiser «apéritif géant saucisson et pinard» dans le but dénoncer l’«islamisation» de la Goutte-d’Or

Affiche pour l'apéro saucisson pinard dans la Goutte d'Or le vendredi 18 juin 2010

Et en particulier… les prières de rue qui sont la cible première de l’«apéro». En effet, les 2 mosquées locales débordent et de nombreux fidèles se trouvent contraints de prier dans la rue le vendredi, ce qui semble ne déranger personne dans le quartier…

Extrait de l'article de Fatima Khemilat
"Ici, le maire recevait pour ainsi dire pas de courriers. Si... En fait il recevait plein de courriers : de Chambéry, de Marseille, d’autres arrondissements de Paris, les gens de Riposte laïque, tous ces trucs qui fourmillent sur le web où on voit des provocations. Ça on en recevait, mais des gens du quartier, et pas des « faux-gensdu-quartier », comme la nana qui a lancé le truc sur le saucisson-pinard : non"

Le rassemblement qui devait se tenir le 18 juin en face d’une mosquée sera finalement interdit, et Sylvie François démasquée: c’est un personnage fictif inventé par le groupe Bloc Identitaire, un parti adhérant à la thèse du Grand remplacement tel que révélé dans ce reportage

Mais c’est un succès pour les néo-nazis du Bloc identitaire car les médias relaient les mensonges de «Sylvie François» pendant des semaines, Éric Zemmour en tête.

Quelques mois plus tard, Marine Le Pen, en campagne pour la direction du Front National s’empare du thème, comparant les prières de rue à l’occupation nazie de la France: https://www.dailymotion.com/video/x11fqwc

Un «dérapage» comme son père? Pas du tout! Son propos déclenche une polémique qui lui donne de la visibilité dans les médias tout en assurant les plus racistes de ses partisan.e.s qu’elle est de leur bord.

Le spécialiste de la laïcité Jean Baubérot consacre un chapitre à cet épisode dans «La laïcité falsifiée». Il décrit comment Marine Le Pen n’a plus qu’à pivoter rapidement sur le thème de la laïcité, dont elle se présente comme la championne, pour encaisser les dividendes de son opération de comm.

Marine Le Pen a soutenu que son propos sur l’occupation n’était nullement un dérapage. Effectivement, elle est très consciente ce qu’elle fait et, de son point de vue, elle le fait de façon efficace. Dans un premier temps, elle a provoqué de vives réactions, ce qui lui a permis de s’« extrême-droitiser », de contrer l’accusation de son rival
d’être la candidate du système. Mais, très vite, sans se désavouer en aucune manière, en mettant en sourdine le thème initial de l’occupation, elle a opéré un renversement de
situation à son profit. Renversement d’autant plus efficace
qu’il n’a pas été vraiment décrypté. Ses propos, d’abord
considérés comme indignes, se sont trouvés transformés,
grâce à ce tour de passe-passe (l’invocation de la laïcité), en
propos légitimement aptes à focaliser le débat public. Un
débat qu’elle va ensuite prétendre avoir, elle et elle seule,
permis de lancer, face à la cécité chronique et dangereuse de
la classe politique.
Pendant plusieurs semaines, ce débat s’est en effet
réduit à la question suivante : « Au nom de la laïcité, ne
faut-il pas condamner les prières dans la rue ? » Deux mois
durant, j’ai reçu des coups de téléphone de divers journa-
listes me demandant si, la France étant laïque, on ne devait
pas interdire de telles prières. Et quand je tentai de rappeler
la comparaison qui fut à l’origine de l’intérêt médiatique, on
me fit comprendre que ce n’était plus le problème : il fallait
prendre position sur les prières dans la rue elles-mêmes.
N’étaient-elles pas « inacceptables » ?

À partir de là, le thème de la prière de rue est constitué en problème social légitime et le reste de la classe politique peut s’en emparer, de droite à gauche.

Quelques sondages venant confirmer l’inquiétude désormais manifeste des français à ce sujet qui s’imaginent des centaines de rues occupées et des minarets partout… sans surprise après des mois de battage médiatique

Extrait du livre de J. Baubérot: ""

Étape finale, l’État, présidé alors par Nicolas Sarkozy, interdit les prières de rue en septembre 2011, reprenant le langage introduit par Le Pen sur la prière de rue comme une forme d’«occupation»

Extrait de l'article de Fatima Khemilat: "Proposition qui sera suivie d’effets puisque le 14 septembre 2011, Claude Guéant annonçait en ces termes dans Le Figaro que l’interdiction des prières de rue serait effective à compter du vendredi 16 septembre 2011 :  Le FIGARO : La prière dans la rue doit cesser demain. A la veille de cette date butoir, peut-on dresser un état des lieux de cette pratique en France ? » Claude Guéant : Trois villes sont touchées par ce phénomène [...] où la tentation d’occuper l’espace public existe encore [...]. Ma vigilance sera sans faille pour que la loi soit appliquée. Prier dans la rue n’est pas digne d’une pratique religieuse et contrevient au principe de laïcité46 ».  Dans cet extrait, en quelques lignes, se retrouvent deux notions fondamentales que Marine Le Pen a associées avec les prières de rue : celle d’occupation et la rhétorique de la laïcité."

Mais revenons au Québec. Ce que fait Legault n’a rien de nouveau: depuis 2006, c’est devenu un réflexe du côté des partis les plus nationalistes (PQ, CAQ, ADQ) de piger dans le répertoire de l’extrême droite française, y compris et surtout l’utilisation d’une laïcité falsifiée.

Les exemples sont malheureusement trop nombreux pour être mentionnés ici: «crise des accommodements raisonnables», polémiques pendant plus de 10 ans sur la burqa, le hidjab, le niqab, le tchador, récemment l’école Bedford…

Chaque fois, comme dans l’affaire des prières de rue en France, politiques et médias entrent en résonance pour monopoliser le discours public et légitimiser les idées racistes de l’extrême droite. Jusqu’à quand marcherons-nous dans cette triste combine?


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