• La loi 21, un « choix collectif et légitime »?

    La loi 21, un « choix collectif et légitime »?

    Pour justifier l’existence de la loi 21, le gouvernement caquiste et ses alliés laïcards et de la droite identitaire prônent sans cesse la légitimité démocratique de cette loi.

    « Les Québécois ont fait le choix de la laïcité, un choix collectif et légitime qui représente l’aboutissement de décennies de débats » nous dit le gouvernement suite à l’annonce de la cour suprême de janvier dernier, qui accepte d’étudier la légalité de la loi.

    Mais qu’en est-il vraiment?

    D’abord, « les Québécois », ce n’est pas les 24,8% de l’électorat qui ont voté pour la CAQ en 2018 (37,42% des suffrages exprimés, mais seulement 66,45% de participation), même si on y ajoute les maigres 11,3% du PQ. À 36,1%, on est loin d’une majorité, et à plus forte raison, d’un consensus.

    Ensuite, dans notre système représentatif, aussi imparfait et critiquable soit-il, il existe des mécanismes et des usages qui permettent de renforcer la légitimité d’une loi: débats, consultations des groupes et individu·es concernés, étude détaillée. Enfin, une loi doit être conforme à des lois supérieures, en particulier la Charte des droits et libertés, sinon elle peut être invalidée en justice, ce qui est un contre-pouvoir démocratique.

    Or, pour faire adopter la loi 21, la CAQ a contourné ces mécanismes de légitimation chaque fois que c’était possible: en bâclant les consultations, en utilisant le bâillon, et enfin en dérogeant à la Charte des droits et libertés.

    Premièrement, utilisation de la clause dérogatoire qui permet d’éviter à une loi d’être invalidée par un tribunal si elle ne respecte pas certains droits fondamentaux garantis par les Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés. Utilisation préventive qui plus est, c’est-à-dire avant même que la loi ne soit contestée. On a vu que cette utilisation non justifiée est toxique pour les droits de tou·te·s étant donné qu’elle banalise la suspension de droits fondamentaux.

    Quant aux consultations parlementaires, elles furent brèves et exclurent tous les groupes religieux chrétiens, juifs, musulmans et sikhs qui avaient demandé la parole, ce qui en amena plusieurs à qualifier le processus de « mascarade ». Il faut s’imaginer que lors de ces consultations, les principales concernées (enseignantes portant un foulard) n’ont eu droit qu’à 0,6% du temps de parole selon la chercheuse Khaoula Zoghlami.

    Enfin, la loi 21 a été adoptée à majorité simple et sous bâillon, c’est-à-dire sans examen détaillé et en limitant les débats. Et cela, non seulement alors qu’elle utilise la clause dérogatoire, mais qu’en plus elle modifie la Charte elle-même. Du jamais vu, sachant que la Charte québécoise fut adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1975, et qu’elle avait toujours été modifiée à l’unanimité depuis (comme en 2016 lorsqu’elle fut amendée pour mieux protéger les personnes trans, un époque qui semble bien lointaine)

    Même les sondages (qui ne représentent pas un processus démocratique) que brandissent les prohibitionnistes donnent une image très nuancée du soutien à la loi 21, comme l’avait montré Nik Barry-Shaw en 2019. Plus récemment, Charles Breton de l’IRPP analysait lui aussi les sondages de 2019 à 2024, notant le déclin de l’appui à l’interdiction des signes religieux pour les profs (51%, pas de consensus donc) et à la clause dérogatoire (30%).

    Enfin, un point plus rarement soulevé, c’est qu’il n’y avait pas de mouvement populaire pour la prohibition des signes religieux. Les soutiens à la loi 21 viennent de quelques groupes marginaux comme le Mouvement laïque québécois ou les féministes islamophobes et transphobes de PDF-Québec.

    Au contraire, de très larges pans de la société s’opposent à la loi 21 à travers des organisations civiles, syndicales, politiques et professionnelles.

    Des centrales syndicales majeures se prononcent contre la loi 21, en particulier la CSN (plus de 300.000 membres) et surtout la FAE qui représente 60.000 enseignant·e·s (la FTQ ne prend pas position). La FAE fait d’ailleurs partie des plaignants dans la cause contre la loi 21 qui est désormais devant la Cour suprême.

    La loi suscite aussi un tollé de la part des organisations de défense des droits et libertés comme la Ligue des droits et libertés, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), et Amnistie internationale.

    La Fédération des femmes du Québec s’y oppose, le Barreau s’y oppose, les commissions scolaires s’y opposent. Même le conseil municipal de la ville de Montréal, lors d’un rare vote à l’unanimité, condamne la loi 21.

    La loi 21 ne représente donc pas particulièrement un choix « légitime et collectif » ou plus drôle encore, un « consensus ». Au contraire, c’est une loi divisive et largement contestée, ce qui explique que la CAQ l’ait passée en force, avec bâillon et clause dérogatoire.


  • Pas de quoi être fiers : une généalogie de la loi 21

    Pas de quoi être fiers : une généalogie de la loi 21


    Cet article a initialement été publié dans la revue Nouveaux cahiers du socialisme et est reproduit ici avec leur aimable autorisation.

    Les partisanes et partisans·de la loi 211 aiment l’inscrire dans la continuité de la Révolution tranquille et du processus de sécularisation qu’elle a enclenché. Pourtant un examen plus attentif montre que l’obsession d’interdire les signes religieux visibles en se focalisant sur le foulard « islamique » puise ses origines bien ailleurs. Pour comprendre ce phénomène, il faut se tourner principalement vers un pays qui exerce une influence toute particulière sur le Québec. En effet, c’est dans la France de l’ère coloniale et postcoloniale que le féminisme et la laïcité furent, et sont toujours, instrumentalisés pour exercer un contrôle sur des populations jugées trop peu dociles. Puis, au tournant du XXIe siècle, la manipulation de l’islamophobie devient la norme en Occident pour justifier des aventures militaires impérialistes en terre d’islam, avec pour résultat une stigmatisation accrue des minorités musulmanes. On est donc bien loin du Québec de René Lévesque et de Jean Lesage et de ses ambitions émancipatrices. C’est ainsi que, sans surprise, loin de renforcer l’harmonie sociale, la loi 21 qui, en pratique, vise essentiellement des femmes musulmanes2, a plutôt creusé les divisions préexistantes causées par un racisme systémique bien ancré dans la province.

    Au Québec, la première « affaire » concernant le hidjab remonte à septembre 1994, lorsque la jeune Émilie Ouimet se rend à son école de Rosemont, les cheveux couverts par un hidjab. La direction jugeant son foulard incompatible avec le code vestimentaire de l’établissement, elle est renvoyée chez elle et ses parents l’inscrivent dans une autre école du quartier qu’elle intègre quelques jours plus tard. Cette histoire anodine d’infraction à un code vestimentaire apparait en première page de La Presse3; il s’ensuit une petite tempête médiatique et un « débat de société » : plus de 100 articles traitent du sujet dans la presse francophone en l’espace de moins d’un an, le plus souvent en appui à l’interdiction du hidjab4. Émilie Ouimet et son foulard sont rapidement oubliés mais, dans les médias essentiellement, les polémiques s’enchainent sur fond d’amalgames douteux entre hidjab, islam en général, droits des femmes, fondamentalisme, terrorisme et guerre civile en Algérie.

    Que s’est-il passé pour que ce débat surgisse à ce moment-là, sur un sujet qui ne préoccupe personne d’autre en Amérique du Nord ? En pleine année référendaire, de surcroit, alors qu’on ne manquait pas d’autres chats à fouetter ? Et que, rappelons-le, les écoles de la Belle Province ne furent déconfessionnalisées qu’en l’an 2000 ?

    Comme l’avait remarqué Lise Bissonnette à l’époque, dans Le Devoir, il s’agissait d’un « petit émoi importé de France5 ». En effet, le lendemain du jour où La Presse faisait sa une sur Émilie Ouimet et son foulard, le ministre français de l’Éducation nationale, François Bayrou, publiait la première circulaire gouvernementale interdisant aux élèves le port de signes religieux6 – autrement dit, du hidjab – dans les écoles de la République. Or, cette circulaire s’inscrit dans une histoire déjà chargée entre la République et les femmes musulmanes, aussi bien durant l’ère coloniale – donc outremer – que dans son présent postcolonial – donc dans son espace métropolitain.

    Dans l’Algérie colonisée par la France, l’obsession du voile et de la sexualité des Algériennes est ancienne7, mais de façon marquante, c’est au plus fort de la guerre d’indépendance algérienne que l’armée française va tirer parti de cet enjeu. Avant-gardistes, les militaires avaient compris que mettre de l’avant l’« émancipation » des Algériennes présentait une opportunité de diviser la population locale, tout en marquant politiquement des points en France métropolitaine. Ce ne sera pas la dernière fois qu’une puissance impérialiste tentera d’instrumentaliser le féminisme pour faire avancer ses projets.

    Affiche de propagande distribuée par le Cinquième bureau d’action psychologique de l’état-major français durant la guerre d’indépendance algérienne, 1958. Source : Ministère des Armées françaises, Service historique de la Défense. Photographie de Flora Hergon

    Le livre Burning the Veil de l’historien Neil McMaster8 décrit ainsi comment, en 1958, le Cinquième bureau de l’armée, chargé de l’aspect psychologique de la guerre, organise la « bataille du voile » avec des femmes de généraux. La pétition qui lance l’opération demande l’interdiction du voile. Elle contient des termes étonnamment familiers pour quiconque a suivi les débats des 30 dernières années au Québec. La pétition clame que pour que « la femme musulmane devienne une femme moderne et civilisée », elle doit « retirer le voile […] qui l’étouffe », « qui la prive de liberté ». Suit l’argument également familier que le voile n’est pas prescrit par le Coran mais imposé par des parents réactionnaires. Peu après sont mises en scène des cérémonies publiques de dévoilement9 durant lesquelles des Algériennes arrachent leur voile, et parfois le brûlent, aux côtés de leurs « libératrices » blanches ou de généraux, sous la surveillance de soldats français.

    Trente ans plus tard, en France métropolitaine, les forces politiques de droite comme de gauche se sont embourbées dans le consensus néolibéral. Le pays voit le parti d’extrême droite de Jean-Marie Le Pen grignoter toujours plus de votes à chaque échéance électorale depuis le début des années 1980 et le « tournant de la rigueur » imposé par le gouvernement socialiste. Ces idées sont rapidement reprises aussi bien dans les champs politique que médiatique, en particulier celles qui dépeignent l’immigration et les personnes immigrantes comme une menace. C’est que la France n’a pas digéré son passé colonial et que la République ne parvient pas à endiguer son propre racisme, qui rend les immigrantes et immigrants postcoloniaux et leurs enfants nettement « moins égaux que les autres », ce qui en fait des boucs émissaires idéaux. À la suite de la révolution iranienne de 1979, puis de l’affaire Rushdie en 198910, l’islam est de plus en plus fréquemment présenté comme menaçant; par conséquent, la suspicion envers les musulmanes et musulmans de France se fait grandissante. Sur les écrans de télévision, dans les journaux et dans les consciences, la peur de l’« immigré », expression classique de la xénophobie, tend à muer en peur du « musulman ».

    C’est dans ce contexte qu’en septembre 1989, dans une lointaine banlieue de Paris en voie de désindustrialisation, trois adolescentes musulmanes sont renvoyées de leur école, car elles portent un foulard, le directeur de l’établissement prétextant une atteinte à la laïcité scolaire. L’affaire reste à la une des journaux imprimés et télévisés des mois durant, et transforment un banal conflit entre une direction d’école et des parents d’élèves en débat national. Pour la première fois, la droite et l’extrême droite s’emparent du thème de la laïcité et jettent confusion et division dans les rangs de la gauche alors au pouvoir11. Le principe de laïcité, conçu pour protéger la liberté de religion, est détourné12 pour devenir la feuille de vigne cachant tant bien que mal une islamophobie de plus en plus répandue. Le sociologue Pierre Bourdieu ne manquera pas alors de relever le dessein que sert ce détournement :

    En projetant sur cet événement mineur, d’ailleurs aussitôt oublié, le voile des grands principes, liberté, laïcité, libération de la femme, etc., les éternels prétendants au titre de maître à penser ont livré, comme dans un test projectif, leurs prises de position inavouées sur le problème de l’immigration : du fait que la question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? –, ils peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable13.

    Depuis l’« affaire » Émilie Ouimet en 1994, ce sont les mêmes phénomènes que l’on retrouve au Québec. Certaines fois, les « affaires » sont locales et concernent des personnes musulmanes, par exemple les salles de prière à l’École de technologie supérieure et le foulard à l’école privée (2003)14. Cependant, la fameuse saga du kirpan à l’école (2002-2006)15, la controverse sur l’érouv à Outremont (2000)16 ou encore celle des souccas (2004) ont montré que les communautés juives hassidiques17 ou sikhes pouvaient aussi être l’objet de ces épisodes.

    Mais d’autres fois, la presse québécoise suit de près certaines controverses ou débats sur ces sujets qui se déroulent ailleurs, le plus souvent en France. En particulier, le débat français de 2003-2004 sur le foulard à l’école est suivi de près ici. Ce débat, officialisé avec la Commission Stasi, culmine avec le vote de la loi du 15 mars 2004 qui bannit les signes religieux dans les établissements scolaires de l’Hexagone. C’est à cette législation, alors unique en Occident, que feront écho les futurs projets de loi prohibitionnistes au Québec.

    Par ailleurs, comme l’a décrit le journaliste Thomas Deltombe dans son livre L’islam imaginaire18, les représentations de l’islam que construisent les médias d’ici sont calquées sur celles de là-bas et amalgament foulards, terrorisme, extrémisme religieux, guerres, enjeux d’immigration et d’intégration, égalité homme-femme…

    Dans le domaine de l’édition, c’est aussi une époque où est publiée toute une littérature populaire mettant en scène la figure de la « femme musulmane opprimée19 ». Ce genre connait un immense succès en France comme au Québec et va largement contribuer à propager des stéréotypes genrés sur l’islam. L’exemple le plus célèbre est le récit Jamais sans ma fille de Betty Mahmoody (1987) qui figure parmi les dix livres les plus vendus au Québec entre 1970 et 199220. Reproduisant ce même modèle, on a vu d’autres grands succès de librairie au Québec : Bas les voiles! de Chahdortt Djavann (2003), Musulmane mais libre d’Irshad Manji (2004) ou encore Le voile de la peur de Samia Shariff (2006). Tous ces ouvrages firent d’ailleurs l’objet d’une abondante promotion dans les journaux et sur les plateaux de télévision.

    L’ennemi soviétique s’étant effondré en 1989, une autre littérature, se voulant savante celle-là, va décrire le monde comme étant désormais en proie à un affrontement entre blocs civilisationnels délimités selon leurs religions. Le choc des civilisations de Samuel Huntington est publié en 1996, entre la première guerre du Golfe et le 11 septembre 2001. Cette rhétorique sera dorénavant mobilisée pour justifier les aventures militaires occidentales dans le monde musulman; l’armée canadienne restera en Afghanistan 13 ans durant (2001-2014) pour « se protéger contre le terrorisme » et « promouvoir les valeurs canadiennes fondamentales », selon les mots du premier ministre du Canada Stephen Harper en mars 200621. Nouvellement élu, il rendait alors visite aux troupes canadiennes stationnées depuis peu à Kandahar pour leur « opération antiterroriste ». 

    C’est le même mois, dans cette ambiance de guerre civilisationnelle que survient au Québec la « crise des accommodements raisonnables ». Cette « crise » sera décrite comme un « tsunami médiatique22 », car, pendant près d’un an, chaque petit incident impliquant une minorité sera monté en épingle dans les journaux et à la télévision, à coup de reportages, de chroniques et de lettres d’opinion. Au beau milieu de cette suite de paniques identitaires23, un tabou est brisé par Mario Dumont, un homme politique qu’on dit jeune et plein de promesses, mais dont le parti, l’Action démocratique du Québec (ADQ), avec un programme à tendance libertarienne et conservatrice, n’avait réussi à séduire qu’un électorat somme toute restreint; un tabou, car jusqu’ici, le milieu politique s’était soigneusement tenu à l’écart de toutes ces « affaires » et controverses. Mario Dumont, quant à lui, n’ayant que peu à perdre, saute à pieds joints dans la mêlée et enjoint aux politiques de faire respecter les « valeurs québécoises » menacées selon lui par des membres des « communautés culturelles ». Aujourd’hui, nous pouvons dire que le milieu politique a largement répondu à son appel. Ayant constaté que l’ADQ avait battu le Parti québécois (PQ) et enlevé sa majorité parlementaire au Parti libéral du Québec (PLQ) durant les élections suivantes, ces « vieux partis » ne tardèrent pas à lui emboiter le pas. Ce faisant, le racisme, dont les expressions les plus crues étaient devenues inacceptables dans le discours public, y fait son retour de façon décomplexée. Suivant les théories et les stratégies formulées par la Nouvelle Droite française depuis les années 1970, il ne s’agit plus désormais de parler de races biologiques, mais d’« incompatibilités culturelles24 ».

    L’impact sur les expressions courantes du nationalisme québécois est profond. Car, à partir de ce moment, l’« autre » du « nous » québécois n’est plus l’« anglais », mais l’immigrant25 – surtout l’immigrante musulmane – qui, refusant soi-disant de « s’intégrer », est dépeint comme une menace à l’« identité majoritaire ». Ainsi, le nationalisme civique de la Révolution tranquille tend à s’effacer pour une nouvelle forme qui peut s’apparenter à un retour au nationalisme canadien-français de la première moitié du XXe siècle.

    La nouvelle ère alors inaugurée verra chaque gouvernement, tous partis confondus, proposer des projets de loi dits « identitaires ». Du célèbre rapport Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables (2008)26 ne sera principalement retenue que la recommandation suggérant des interdictions de « signes religieux » pour quelques professions dites coercitives. Ainsi, un projet de loi après l’autre va chercher à restreindre la liberté de religion, toujours en visant les « signes religieux », et donc le foulard des musulmanes. Ce sujet du foulard, qui devient obsessionnel, va occuper la place centrale lors des débats du projet de loi 94 du PLQ (2011) à la loi 21 de la CAQ (adoptée en 2019) en passant bien entendu par le projet de « Charte des valeurs » du PQ (2013). Bien des journalistes, personnalités politiques et autres voix publiques recycleront à chaque occasion toute la panoplie d’arguments à saveur orientaliste et coloniale déjà utilisés pendant la guerre d’Algérie ou les différentes « affaires de foulard » en France ou ici. Le sujet est assuré de faire mouche, d’autant que, comme l’a montré l’historienne Catherine Larochelle, le nationalisme canadien-français, remis au goût du jour, était lui-même fortement teinté d’orientalisme et s’appuyait volontiers sur des représentations racistes des musulmanes et musulmans dans les récits de voyage et les manuels scolaires27.

    La conclusion semble dès lors inévitable : sans les controverses et les paniques morales autour du hidjab et de l’islam qui se sont produites à répétition depuis 1994, et plus encore depuis 2006, jamais la loi 21 n’aurait vu le jour. Or, ces événements politico-médiatiques ont systématiquement été basés sur une vision stéréotypée des musulmanes et musulmans qu’on peut facilement faire remonter jusqu’à un orientalisme ancien et colonial, ou plus récent et à saveur impérialiste. Difficile en revanche de trouver une commune mesure entre quelques enseignantes portant un foulard et l’emprise que la très puissante Église catholique avait sur la société et l’État québécois avant les années 1960. Pourtant, les politiciens de la Révolution tranquille, comme le soulignait Jacques Parizeau, n’ont jamais eu besoin d’interdire quoi que ce soit de religieux pour accomplir la tâche pourtant ardue de séparer les affaires de l’État de celles de la religion catholique28. François Legault aurait sans doute mieux fait de s’en inspirer plutôt que de faire adopter la loi 21 en assenant un « Au Québec, c’est comme ça qu’on vit » résonnant tristement avec la formule « Quand on va chez les autres, on se conforme à leurs mœurs » prononcée par Jean-Marie Le Pen lors de l’affaire des foulards de 1989 en France29

    1 La loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée le 16 juin 2019 sous le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), interdit le port de signes religieux à certaines personnes en position d’autorité, y compris le personnel enseignant ainsi que les directrices et les directeurs des établissements primaires et secondaires publics.

    2 Leila Benhadjoudja et Leila Celis, « La discrimination par la porte d’en arrière », Nouveaux Cahiers du socialisme, nᵒ 27, 2022, p. 43-48.

    3 François Berger, « Élève expulsée de son école parce qu’elle portait le foulard islamique », La Presse, 9 septembre 1994.

    4 Coryse Ciceri, Le foulard islamique à l’école publique. Analyse comparée du débat dans la presse française et québécoise francophone (1994-1995), mémoire de maîtrise, Université de Montréal, Faculté des sciences de l’éducation, 1998, p. 163-164.

    5 Lise Bissonnette, « Appel aux sages du modem », Le Devoir, 21 novembre 1994, A6.

    6 « Dans une circulaire adressée aux chefs d’établissement à propos du port du foulard islamique François Bayrou souhaite l’interdiction des “signes ostentatoires” à l’école publique », Le Monde, 21 septembre 1994.

    7 Ryme Seferdjeli, « The veil in colonial Algeria : the politics of unveiling women », The Funambulist Magazine, 4 janvier 2018, <https://thefunambulist.net/magazine/15-clothing-politics/the-veil-in-colonial-algeria-the-politics-of-unveiling-women-by-ryme-seferdjeli>.

    8 Neil Macmaster, Burning the Veil. The Algerian War and the « Emancipation » of Muslim Women, 1954-62, Manchester, Manchester University Press, 2009.

    9 Karim El Hadj, Marceau Bretonnier et Adrien Vande Casteele, « Algérie, 1958 : quand la France poussait des musulmanes à retirer leur voile malgré elles – Flashback #4 », Le Monde Afrique, 8 août 2021.

    10 Archives de Radio-Canada, « Le 14 février 1989, l’auteur Salman Rushdie est menacé de mort », <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2048184/rushdie-censure-islam-archives>.

    11 Julien Cahon et Alan Flicoteaux. « Retour sur l’affaire du voile (Creil, 1989). École, laïcité et islam : la fracture des partis politiques », Les Études Sociales, n° 174, 2021-2, p. 239-268.

    12 Charlène Ménard. « Compte-rendu de Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2014, 228 p. », Religions, discriminations, billet, 1er mars 2016, <https://redisco.hypotheses.org/91>.

    13 Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre », dans Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2022, p. 305.

    14 TVA Nouvelles, « Nouvelle controverse autour du foulard islamique », 23 septembre 2003.

    15 Dimitrios Karmis, « “Un couteau reste un couteau” ? Réflexions sur les limites de l’hospitalité québécoise », dans Stéphan Gervais, Dimitrios Karmis et Diane Lamoureux (dir.), Du tricoté serré au métissé serré ? La culture publique commune au Québec en débats, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 249-264.

    16 Andrée Ducharme, « Outremont : l’érouv ne peut être interdit », TVA Nouvelles, 21 juin 2001.

    NDLR. L’érouv est une clôture ou d’un fil destiné à agrandir l’espace privé d’une communauté juive qui vit selon les lois et les règle du Talmud et de la Torah.

    17 Valentina Gaddi, « À la vue d’une soucca. Partage de l’espace et controverses dans le quartier d’Outremont à Montréal », Studies in Religion/Sciences Religieuses, vol. 49, nᵒ 3, septembre 2020, p. 389-407.

    18 Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2005.

    19 Abdellali Hajjat, « La “femme musulmane opprimée” : genèse d’un nouveau genre littéraire à succès (1988–2003) », French Cultural Studies, vol. 32, nᵒ 3, avril 2021, p. 251-268.

    20 Denis Saint-Jacques, Jacques Lemieux, Claude Martin et Vincent Nadeau (dir.), Ces livres que vous avez aimés; les best-sellers au Québec de 1970 à aujourd’hui, Série « Recherche » des Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1994, p. 116.

    21 Stephen Harper, Allocution du premier ministre aux Forces armées canadiennes en Afghanistan, 13 mars 2006, <https://www.canada.ca/fr/nouvelles/archive/2006/03/allocution-premier-ministre-forces-armees-canadiennes-afghanistan.html>.

    22 Thierry Giasson, Colette Brin et Marie-Michèle Sauvageau, « La couverture médiatique des accommodements raisonnables dans la presse écrite québécoise. Vérification de l’hypothèse du tsunami médiatique », Canadian Journal of Communication, vol. 35, nᵒ 3, août 2010.

    23 Laurence De Cock et Régis Meyran (dir.), Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017.

    24 Razmig Keucheyan, « Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême droite “respectable” », Revue du Crieur, nᵒ 6, 2017, p. 128-143.

    25 Luc Turgeon, « Le “nous” et “l’autre” du nationalisme québécois », blogue de Luc Turgeon, juin 2022, <https://lucturgeon.com/blog/2022/6/9/le-nous-et-lautre-du-nationalisme-qubcois>.

    26 Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Rapport, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008.

    27 Catherine Larochelle, « Petite histoire du nationalisme québécois et de ses racines orientalistes », dans Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romany (dir.), Modération ou extrémisme ? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020.

    28 Jacques Parizeau, « Assouplissements nécessaires », Le Journal de Montréal, 2 octobre  013.

    29 Alan Flicoteaux et Julien Cahon, « Des foulards qui brouillent les frontières politiques », dans Ismaïl Ferhat, Xavier Boniface, Julien Cahon, Alan Flicoteaux, Bruno Poucet, Sébastien Repaire, Olivier Rota et Sébastien Vida (dir.), Les foulards de la discorde. Retours sur l’affaire de Creil, 1989, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, Fondation Jean Jaurès, 2019.


  • Pourquoi lutter contre la loi 21?

    Pourquoi lutter contre la loi 21?

    Voilà bientôt six ans que la loi 21 a été adoptée. À gauche, nous avons beaucoup analysé cette loi et nous l’avons justement dénoncée comme islamophobe et liberticide, et par conséquent anti-laïque.

    Cependant, l’opposition à cette loi a pour ainsi dire disparu de nos radars militants. On est contre, mais on ne le dit pas publiquement ou alors du bout des lèvres. Pourtant cette lutte est cruciale.

    Dans un article de l’hiver dernier, le média indépendant La Converse donnait la parole aux premières concernées qui luttent courageusement contre cette loi. Elles y racontent comment leurs perspectives professionnelles mais aussi leur quotidien a changé depuis l’adoption de la loi.

    « Cette loi ne présente aucun bénéfice – ni social, ni économique, ni politique » remarque justement Lina El Bakir. Et elle poursuit: « On sait très bien que les lois ont un pouvoir normatif, expose Lina. Une fois adoptées, elles façonnent les mentalités.[…] La loi 21 a implicitement donné le feu vert. Elle a légitimé l’idée que la discrimination est acceptable. Du jour au lendemain, des gens se sont sentis autorisés à se dire à notre sujet : “Maintenant, j’ai le droit de vous discriminer, parce que la loi dit que c’est correct.” »

    Mais la loi 21 ne concerne pas juste les musulmanes, elle nous concerne tou·te·s. Et pour la gauche elle devrait revêtir une importance toute particulière. Car l’essence même de la gauche, c’est la lutte pour la liberté et la dignité humaines. Et par conséquent, l’ennemi mortel de la gauche est, depuis un siècle, le fascisme. Il y a quelques années, j’aurais pu utiliser la célèbre citation de Françoise Giroud comme avertissement:

    Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C’est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l’expulser.

    Mais il faut dire que depuis le 20 janvier, on est rendus à l’étape où on se prend le fascisme dans la gueule. Il y en aura certain·e·s pour dire que « ça ne peut pas arriver ici », au Québec (pour reprendre le titre d’un roman de Sinclair Lewis publié dans les années 30)


    La réalité vous contredit, cependant, car ça fait un moment que le fascisme s’installe sur nos écrans, dans nos médias, dans la bouche de nos politiques, et depuis 2019, dans nos lois. Le fascisme, aujourd’hui, s’infiltre en particulier sous la forme d’un langage «antiwoke». Il consiste à répandre le mépris et susciter l’opprobre du public sur tout ce qui est de gauche, antiraciste, écologiste, féministe, LGBTQI+, «immigrant·e·s».

    C’est le langage de Trump, de Musk, de Poutine, d’Orbán, et c’est aussi celui de Bock-Côté, repris par la CAQ, le PQ, et qu’on retrouve dans tous les médias (pas seulement le JdM) (suivez Learry Gagné qui documente tout cela méticuleusement).

    Il est donc devenu monnaie courante d’appeler à limiter ou brimer les droits de telle minorité ou tel groupe, au nom des «droits collectifs de la majorité» ou encore pour protéger nos «valeurs».

    Mais voilà, comment faire pour aller à l’encontre des droits fondamentaux garantis par les chartes québécoise et canadienne et qui restent extrêmement populaires?

    Au Québec, le fer de lance de cet assaut contre nos droits a été l’islamophobie. Comme je le montrais dans un fil précédent, l’islamophobie s’est installée comme un racisme respectable depuis une 30aine d’années.

    Évidemment, le racisme est et a toujours été un outil de choix dans la boite à outils du fascisme. Pour réduire les droits de tout le monde, il suffit d’invoquer la menace d’un ennemi de la nation, ennemi qui s’est infiltré et profite de notre naïve bonté libérale pour tenter de nous annihiler.

    C’est exactement ce qui s’est produit avec la loi 21. Deux décennies d’islamophobie ambiante dans les médias et en politique ont réussi à imposer l’idée d’un «problème musulman» menaçant le Québec, ses valeurs, son identité, donc in fine son existence.

    En 2019, après 13 ans de «débats» sur le hidjab, le fruit était donc mûr pour que Legault déroge à la Charte québécoise, la modifie, et passe sa loi prohibitionniste, à majorité simple et en bâillonnant l’Assemblée nationale. Du jamais vu, qui n’a pourtant entraîné que peu de protestations.

    Comme le soulignent de nombreux juristes tels que Frédéric Bérard et Louis-Philippe Lampron, et des organisations comme la Ligue des droits et liberté, l’utilisation abusive de la clause dérogatoire dans la loi 21 crée un dangereux précédent qui menace les droits de tou·te·s. Car si on peut suspendre les droits fondamentaux pour interdire à des femmes musulmanes de travailler, sans raison urgente ou même valable, n’importe qui peut être visé par la suite.

    Et de fait, l’utilisation abusive, ou la menace d’utilisation abusive de la clause dérogatoire s’est répandue depuis que la loi 21 est passée. C’est logique: l’utilisation de la clause dérogatoire était réputée impopulaire et donc coûteuse politiquement. Or, le passage de la loi 21 suivi du succès électoral de la CAQ en 2022 ont montré qu’il n’en était plus rien.

    Donc les exemples fleurissent ces dernières années: loi anti-trans en Saskatchewan (2023), et peut-être en Alberta (2024). En Ontario, loi de Ford pour limiter les dépenses de ses opposants (2023), et une autre pour tenter d’empêcher une grève (2022). Et bien sûr la loi 96 au Québec (2021), et maintenant le PL94 qui doit durcir encore la prohibition des signes religieux dans les écoles.

    La lutte pour l’abolition de la loi 21 est donc une lutte pour le rétablissement et le respect de nos droits fondamentaux. C’est une lutte pour l’État de droit et donc contre le fascisme rampant de notre époque qui veut le liquider.

    Les femmes musulmanes qui se battent contre la loi 21 se battent donc pour nous tou·te·s, et se montrer activement solidaires envers elles est la moindre des choses. La loi 21 doit être abolie, c’est une étape essentielle contre la dérive autoritaire que nous vivons en ce moment.


  • La loi 94 de Drainville est-elle laïque?

    La loi 94 de Drainville est-elle laïque?

    Avec son projet de loi 94, Drainville poursuit son obsession pour les «visages couverts» (obsession partagée avec nombre de médias) et les «signes religieux»(=le hidjab) sous prétexte de laïcité. Il est temps de rappeler encore une fois que la laïcité ce n’est pas ça, pas du tout…

    La laïcité c’est même l’opposé des projets comme celui-ci, la loi 21 , et les autres (lois 62, 94 du PLQ, charte des valeurs du PQ). Deux spécialistes, le français Jean Baubérot et et la québécoise Micheline Milot, la définissent comme ceci dans Laïcités sans frontières:

    La laïcité est un «mode d’organisation politique visant la protection de la liberté de conscience et l’égalité entre les citoyens» (pas une «valeur», donc). Milot et Baubérot en déduisent 2 finalités et 2 moyens

    Finalités: 1. La liberté de conscience et 2. L’égalité entre les citoyen·ne·s. Moyens: 3. Séparation de l’État et de la religion 4. Neutralité de l’État

    (1) Un but: la liberté de conscience. Elle inclut la liberté de religion, qui ne peut être reléguée au « for intérieur », évidemment, puisqu’on ne peut empêcher personne de penser de toutes façons. La liberté de «pratiquer chez soi» souvent évoquée, c’est une liberté vide.

    Ainsi, cette liberté ne peut être atteinte sans un autre but: (2) l’égalité entre les citoyen·ne·s. On a les mêmes droits peu importe nos croyances ou non-croyances. Chacun·e a sa propre conception de la «vie bonne» mais doit être traité·e également.

    (3) Séparation des institutions religieuses et de l’État. Pas un but de la laïcité, mais un moyen de garantir qu’une religion n’est pas favorisée. Moyen nécessaire mais insuffisant (qu’on pense aux anciens régimes soviétiques non religieux qui opprimaient toutes les religions).

    (4) Neutralité de l’État: l’idée laïque est que l’État représente l’ensemble du peuple (laós, λαός) et pour ce faire doit se montrer impartial. Donc ne pas favoriser une croyance ou une autre, et renoncer à toute compétence théologique (=pas d’interprétation des croyances)

    On voit donc très bien que les lois prohibitionnistes ( loi 21, loi 94 au Québec, lois de 2004 et 2010 en France) vont à l’encontre de tous les principes laïques excepté la séparation État/religion (qui n’est qu’un moyen et qu’elles ne renforcent pas non plus)

    Interdire à des femmes musulmanes de travailler parce qu’elles portent un foulard, c’est contraire à la liberté de conscience et à l’égalité. Et interpréter le rôle du hidjab en islam ou décider de ce qui est un signe religieux ou pas va à l’encontre de la neutralité de l’État.

    C’est pourquoi Jean Baubérot qualifie ce type de laïcité de «Laïcité falsifiée», une «laïcité identitaire» devenue un prétexte pour la xénophobie et qui est d’ailleurs exploitée par l’extrême droite en France comme ici.

    Mais ce n’est pas surprenant de la part de Drainville, déjà « père » de la charte des valeurs du PQ en 2013 qui se base sur des calculs politiciens (la charte des valeurs avait été lancée et nommée ainsi suite à un sondage) et des croyances de type complotiste comme la théorie de l’islamisation: dans cet extrait audio, Drainville approuve les propos d’une auditrice évoquant l’islamisation du monde et du Québec

    Le projet de #Loi94 est dangereux et va bien plus loin que d’interdire le visage couvert aux élèves. Il interdit à tout le personnel de l’école de porter des signes religieux et interdit les accommodements religieux pour profs et élèves (nourriture, congés, activités).

    Le législateur a de plus eu le culot de faire ajouter un peu partout dans la Loi sur l’instruction publique que « les valeurs démocratiques, les valeurs québécoises, et l’égalité entre les femmes et les hommes » doivent être respectées… tout en utilisant la clause dérogatoire qui vient suspendre des articles de la Charte des droits et libertés de la personne, dont l’article n°3 qui garantit les libertés de conscience et de religion — article laïque s’il en est! Une charte d’ailleurs adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en 1976 (voilà pour la démocratie)

    La #loi94, en dépit de son nom, est donc un recul majeur pour la laïcité au Québec et sans aucun doute une insulte à nos « valeurs démocratiques ».


  • 1994: 1ère crise du hidjab au Québec

    1994: 1ère crise du hidjab au Québec

    Apparemment c’est la saison où on sort François Bayrou des boules à mites! Il se trouve que Bayrou a eu une influence certaine, quoiqu’indirecte, sur la création du «problème mulsulman» au Québec. On remonte donc à 1994, il y a 30 ans, pour la 1ère «crise du hidjab» au Québec…

    À la rentrée scolaire de septembre 1994, le directeur de l’école Louis-Riel à Rosemont renvoie chez elle la jeune Émilie Ouimet car sa tenue enfreint le code vestimentaire de l’école: elle porte un hidjab. Ses parents lui trouvent donc très vite un autre établissement. Anodin? Voire banal?

    Sûrement pas pour La Presse! Le 9 septembre, le fameux quotidien place l’histoire en première page, et même tout en haut. On y reproduit sans nuances la parole du directeur de l’école qui met dans le même sac hidjab et insignes néo-nazis.

    Reproduction de la une du journal La Presse du vendredi 9 septembre 1994 

Élève expulsée de son école parce qu'elle portait le foulard islamique

Berger, François

Une élève du secondaire a été expulsée de l'école Louis-Riel, lors de la rentrée scolaire mercredi, parce qu'elle portait le foulard islamique en contravention des règles de l'école régissant la tenue vestimentaire.

Pourtant, le port du hijab (voile ou foulard camouflant les cheveux) est de plus en plus toléré dans les établissements de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM). Certaines écoles l'acceptent depuis des années et la CECM envisage maintenant la possibilité d'édicter une politique sur cette question, car elle doit composer avec une population musulmane de plus en plus nombreuse (on compte quelque 40000 musulmans dans la région métropolitaine).

La jeune Émilie Ouimet, âgée de 13 ans, s'est présentée à son école de l'est de Montréal en portant le hijab et une longue tunique. «Nous lui avons demandé de rentrer à la maison pour se changer, comme nous le faisons pour les élèves portant des jeans ou des T-shirts», a dit hier à La Presse le directeur de l'école Louis-Riel, M. Normand Doré.

Les règles vestimentaires de l'école, qui accueille 1650 adolescents, stipulent qu'un élève ne doit rien porter qui le «marginalise», a expliqué M. Doré. L'expulsion d'Émilie a été une mesure préventive, a-t-il dit, car «le port d'un signe distinctif, comme le hijab ou des insignes néonazis, par exemple, peut polariser l'agressivité des jeunes».

    https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2178433

    Or en France, deux jours plus tard, le ministre de l’Éducation nationale F. Bayrou décrète, sondage en main, que les «signes religieux ostentatoires» seront interdits en classe. «La volonté nationale sur ce point me paraît trop massive pour être ignorée», dit-il

    Bayrou innovait car à ce moment-là, car il n’y avait même pas eu en France de «controverse» médiatisée concernant des élèves musulmanes depuis 1989. Un simple acte démagogique de diversion, donc. Au Québec, les choses ne s’arrêtent pas là…

    Suite à l’«affaire» Ouimet, plus de 100 articles sur le sujet du foulard à l’école sont publiés, selon la chercheuse Coryse Ciceri qui a étudié le phénomène. Et principalement dans La Presse et Le Devoir (très peu dans le Journal de Montréal)

    https://journals.openedition.org/urmis/379

    Un chose cocasse, c’est qu’en 1994, les écoles publiques du Québec n’étaient même pas déconfessionnalisées… On parle donc de laïcité dans les établissements de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM)!

    L’emballement se poursuit jusqu’en avril 1995 et ça dérape à tout va. Émilie Ouimet est aussitôt oubliée mais on débat de hidjab et d’islam au Québec en plaçant en toile de fond les horreurs de la guerre civile en Algérie et du terrorisme dit islamique.

    Émission spéciale terrifiante de «Second regard» sur Radio-Canada, série d’articles de Nathalie Petrowski qui se promène voilée et donne ses impressions franchement racistes sur les musulman·e·s de Montréal… débats, opinions, reportages…

    Une du journal La Presse le 25 mars 1995 avec à droite la rubrique de Nathalie Petrowski. Sa photo habituelle est remplacée par son portrait en hidjab.

Je porte le hijab depuis une semaine. Tous les jours de 9 à 5. Je le porte partout sauf à la maison. Je le porte de façon orthodoxe: rabattu sur le front, les cheveux complètement cachés, le cou couvert, l'ovale du visage encastré dans les pans du foulard comme un médaillon.

Mon foulard est blanc. D'un blanc pur et musulman. D'un blanc qui flashe. Impossible de passer inaperçue.

Le hijab, c'est l'idée de mes patrons. Ils m'ont demandé de le porter pendant une semaine pour voir la réaction des gens sur mon passage. Ils vont être déçus.

    https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2179564

    C’est à coups d’amalgames et de sensationnalisme que l’élite médiatique québécoise impose donc en 1994/1995 le thème de l’islam vu comme un problème, et même souvent comme une menace.

    Et sans doute, ce qui est découvert à ce moment là est que cette islamophobie moderne est un «racisme respectable». Car il n’y a pas de backlash, et ce malgré la grossièreté des propos tenus sur les musulman·e·s.

    Caricature. Titre L'intégrisme... en direct d'Alger. Montre un algérien portant une djellaba et un bonnet de prière agenouillé devant un âne. Mosquée en arrière-plan. L'âne dit "L'intelligence est ennemie de Dieu. Donc les penseurs et les intellectuels sont les ennemis de Dieu". L'homme répond "Tu as raison ô mon frère".
    Caricature parue dans La Presse du 9 septembre 1994

    Cette mini «crise du hidjab» de 1994 est importante car elle augure la «crise des accommodements raisonnables» de 2006 et toutes les paniques identitaires qui se succèdent depuis.

    Merci d’avoir lu ce fil, basé sur les recherches faites avec Nik Barry-Shaw dans l’optique d’un livre encore à terminer.


  • Legault et les prières de rue, recycler une idée de Le Pen

    Legault et les prières de rue, recycler une idée de Le Pen

    Initialement publié sur BlueSky: https://bsky.app/profile/benselme.bsky.social/post/3ldeweotdbk2c

    La mobilisation du thème des prières de rue par Legault, ça vient d’où? Comme souvent c’est du côté de la France qu’il faut se tourner pour comprendre l’irruption de cette lubie au Québec. 🧵 sur ces paniques identitaires déclenchées par l’extrême droite française depuis 15 ans environ

    Un article de Fatima Khemilat décrit très bien le processus par lequel ce thème s’est imposé là-bas, partant de milieux néo-nazis, relayés par les médias, puis l’extrême droite de Le Pen et enfin pris en charge par la droite mainstream et l’État:

    https://shs.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2018-3-page-81

    Tout commence en mai 2010. À Paris, le quartier de la Goutte d’Or est célèbre pour être un des plus multi-ethniques de la capitale. J. Chirac s’y réfère lors de sa sortie sur « le bruit et l’odeur » en 1991, étape mémorable de la lepénisation du futur président

    En 2010 donc, une certaine Sylvie François habitant le quartier «depuis plusieurs générations» lance un groupe Facebook pour organiser «apéritif géant saucisson et pinard» dans le but dénoncer l’«islamisation» de la Goutte-d’Or

    Affiche pour l'apéro saucisson pinard dans la Goutte d'Or le vendredi 18 juin 2010

    Et en particulier… les prières de rue qui sont la cible première de l’«apéro». En effet, les 2 mosquées locales débordent et de nombreux fidèles se trouvent contraints de prier dans la rue le vendredi, ce qui semble ne déranger personne dans le quartier…

    Extrait de l'article de Fatima Khemilat
"Ici, le maire recevait pour ainsi dire pas de courriers. Si... En fait il recevait plein de courriers : de Chambéry, de Marseille, d’autres arrondissements de Paris, les gens de Riposte laïque, tous ces trucs qui fourmillent sur le web où on voit des provocations. Ça on en recevait, mais des gens du quartier, et pas des « faux-gensdu-quartier », comme la nana qui a lancé le truc sur le saucisson-pinard : non"

    Le rassemblement qui devait se tenir le 18 juin en face d’une mosquée sera finalement interdit, et Sylvie François démasquée: c’est un personnage fictif inventé par le groupe Bloc Identitaire, un parti adhérant à la thèse du Grand remplacement tel que révélé dans ce reportage

    Mais c’est un succès pour les néo-nazis du Bloc identitaire car les médias relaient les mensonges de «Sylvie François» pendant des semaines, Éric Zemmour en tête.

    Quelques mois plus tard, Marine Le Pen, en campagne pour la direction du Front National s’empare du thème, comparant les prières de rue à l’occupation nazie de la France: https://www.dailymotion.com/video/x11fqwc

    Un «dérapage» comme son père? Pas du tout! Son propos déclenche une polémique qui lui donne de la visibilité dans les médias tout en assurant les plus racistes de ses partisan.e.s qu’elle est de leur bord.

    Le spécialiste de la laïcité Jean Baubérot consacre un chapitre à cet épisode dans «La laïcité falsifiée». Il décrit comment Marine Le Pen n’a plus qu’à pivoter rapidement sur le thème de la laïcité, dont elle se présente comme la championne, pour encaisser les dividendes de son opération de comm.

    Marine Le Pen a soutenu que son propos sur l’occupation n’était nullement un dérapage. Effectivement, elle est très consciente ce qu’elle fait et, de son point de vue, elle le fait de façon efficace. Dans un premier temps, elle a provoqué de vives réactions, ce qui lui a permis de s’« extrême-droitiser », de contrer l’accusation de son rival
d’être la candidate du système. Mais, très vite, sans se désavouer en aucune manière, en mettant en sourdine le thème initial de l’occupation, elle a opéré un renversement de
situation à son profit. Renversement d’autant plus efficace
qu’il n’a pas été vraiment décrypté. Ses propos, d’abord
considérés comme indignes, se sont trouvés transformés,
grâce à ce tour de passe-passe (l’invocation de la laïcité), en
propos légitimement aptes à focaliser le débat public. Un
débat qu’elle va ensuite prétendre avoir, elle et elle seule,
permis de lancer, face à la cécité chronique et dangereuse de
la classe politique.
Pendant plusieurs semaines, ce débat s’est en effet
réduit à la question suivante : « Au nom de la laïcité, ne
faut-il pas condamner les prières dans la rue ? » Deux mois
durant, j’ai reçu des coups de téléphone de divers journa-
listes me demandant si, la France étant laïque, on ne devait
pas interdire de telles prières. Et quand je tentai de rappeler
la comparaison qui fut à l’origine de l’intérêt médiatique, on
me fit comprendre que ce n’était plus le problème : il fallait
prendre position sur les prières dans la rue elles-mêmes.
N’étaient-elles pas « inacceptables » ?

    À partir de là, le thème de la prière de rue est constitué en problème social légitime et le reste de la classe politique peut s’en emparer, de droite à gauche.

    Quelques sondages venant confirmer l’inquiétude désormais manifeste des français à ce sujet qui s’imaginent des centaines de rues occupées et des minarets partout… sans surprise après des mois de battage médiatique

    Extrait du livre de J. Baubérot: ""

    Étape finale, l’État, présidé alors par Nicolas Sarkozy, interdit les prières de rue en septembre 2011, reprenant le langage introduit par Le Pen sur la prière de rue comme une forme d’«occupation»

    Extrait de l'article de Fatima Khemilat: "Proposition qui sera suivie d’effets puisque le 14 septembre 2011, Claude Guéant annonçait en ces termes dans Le Figaro que l’interdiction des prières de rue serait effective à compter du vendredi 16 septembre 2011 :  Le FIGARO : La prière dans la rue doit cesser demain. A la veille de cette date butoir, peut-on dresser un état des lieux de cette pratique en France ? » Claude Guéant : Trois villes sont touchées par ce phénomène [...] où la tentation d’occuper l’espace public existe encore [...]. Ma vigilance sera sans faille pour que la loi soit appliquée. Prier dans la rue n’est pas digne d’une pratique religieuse et contrevient au principe de laïcité46 ».  Dans cet extrait, en quelques lignes, se retrouvent deux notions fondamentales que Marine Le Pen a associées avec les prières de rue : celle d’occupation et la rhétorique de la laïcité."

    Mais revenons au Québec. Ce que fait Legault n’a rien de nouveau: depuis 2006, c’est devenu un réflexe du côté des partis les plus nationalistes (PQ, CAQ, ADQ) de piger dans le répertoire de l’extrême droite française, y compris et surtout l’utilisation d’une laïcité falsifiée.

    Les exemples sont malheureusement trop nombreux pour être mentionnés ici: «crise des accommodements raisonnables», polémiques pendant plus de 10 ans sur la burqa, le hidjab, le niqab, le tchador, récemment l’école Bedford…

    Chaque fois, comme dans l’affaire des prières de rue en France, politiques et médias entrent en résonance pour monopoliser le discours public et légitimiser les idées racistes de l’extrême droite. Jusqu’à quand marcherons-nous dans cette triste combine?